« Alec?! » D'ordinaire, rien ne m'aurait prédisposé à tourner mon regard ailleurs que sur le décolté des deux demoiselles. Hé quoi! elles mettaient leurs atouts en valeur, était-ce pour les dédaigner? Si on me prenait par les sentiments, je répondais volontiers. Et sans me forcer en plus, le rêve. Bref. Même une prise d'otage aurait eu du mal à me déconcentrer de mon objectif de base: m'en mettre plein les... Hum, poches. Bien sûr. Mais là, ce fut différent. Comme si quelque chose s'était donné la permission de réenclencher mes petits repères d'antan. Comme une odeur, un mot particulier. Une voix. Peut-être rêvais-je. Peut-être pas. Cette voix semblait pourtant si réelle. Un peu comme le contact de la peau de cette fille contre la mienne. Son souffle brûlant contre ma gorge. J'en ressentais les effets, mais en plus douloureux. Une caresse, un effleurement. L'essence de ses cheveux. Le goût de sa peau. La douceur. Son sourire. Ses manies. J'aurais pu reconnaître cette façon de m'appeler entre mille. Mon sang bouillonnait dans mon corps en alerte tandis que mon visage gardait cette indifférence qui lui est propre. Ces pensées qui m'avaient semblé durer des semaines entières ne m'avait prit que quelques secondes. Le temps battait son cours, me laissant sur place. J'étais hors jeu. Déboussolé, désorienté. Je n'avais jamais repensé la revoir un jour. Du moins d'une manière aussi brutale. Entourée de deux jeunes femmes. Une bonne gorgée de whisky pur me remit le moral à vif. Je sentais ses bienfaits parcourir comme mon corps, tel un poison. Exactement comme le sentiment que j'avais ressenti pour elle m'avait accaparé. Que j'avais ressenti? Il y a bien là un mensonge qui ne mérite pas d'être relevé. Je ne désirais pas retomber dans cette dépendance dont elle était la cause. Mon indépendance était ce que je possédais de plus précieux. Il était hors de question que je me remette à fleur de peau. Pour une femme.

Mon regard se leva en direction de la voix. Mes pupilles d'un marron teinté de vert rencontrèrent ceux de Jordan. Douloureuse blessure au cœur qui se déchire à nouveau. Et saigne. Et pourtant, j'avais eu l'habitude de souffrir. De perdre les personnes qui m'étaient chères. De ne pouvoir les suivre dans l'au-delà. Mais là, c'était différent. Tout était différent quand il s'agissait d'elle. Elle. La surprise qu'elle put lire dans mon regard n'était pas feinte. Jamais je n'aurais pensé la croiser. Encore moins au Brixton Windmill. « Hum... Je voulais pas déranger. Continuez... » me fit l'effet d'une douche glacée. Je ne savais pas ce qui m'irritait dans cette phrase. Cette sensation d'ironie? Ou ce ton d'indifférence que je ne supportais pas qu'elle use à mon égard? Comme si je ne valais rien. Comme si je ne comptais pas. Ma peau hâlée fut parcourue de petits frissons d'humeur. J'avais envie de tout renvoyer chier: les deux que je tenais contre moi, mon verre, mon putain de désir de l'avoir rien que pour moi. Merde. J'avais serré le verre trop fort. Beaucoup trop fort. Il avait éclaté dans ma main, la laissant ensanglantée. Putain. D'un geste je repoussais sèchement les deux sangsues et acceptais le torchon que l'on me tendait. Je ne pus retenir un regard lourd de reproches vers Jordan. Si elle n'avait pas été là, rien ne serait arrivé. Je refusais cependant tout breuvage dans lequel plonger ma main. J'touche pas vos saloperies. Foutez-moi la paix. « Tu peux être fière de toi va. J'oubliais qu'à chaque fois que t'étais dans les parages il m'arrivait une merde. » Ce n'était pas ma colère qui parlait. Mais ma fierté blessée. Jamais je n'avais levé la main sur une femme. Et encore moins sur une femme que j'aimais. Jusqu'à cette soirée. De plus que jamais une femme n'était partie d'elle même. C'était toujours moi qui les congédiais. C'était décidément le monde à l'envers. Et les choses que je ne maîtrisais pas, je les haïssais. L'attention que me portait les deux bourriques acheva brutalement de me mettre de mauvaise humeur. « Dégages, tu m'saoules. » Elles s'en allèrent la tête haute, avec forces insultes. C'est ça, tirez-vous. Allez vous plaindre et faites vous tirer par quelqu'un d'autre. Jm'en fous. Chaudasses. Reprenant ma place sur le tabouret, je me mis face au comptoir et, m'emparant de la bouteille de whisky, but au goulot. Le barman me regarda faire, inquiet. « Angoisses pas, j'vais pas mourir. » Curieusement, l'envie de me rouler un bon join et de sortir le fumer dehors ne m'étais pas agréable. Mettre cette prudence sur le compte de la présence de la jeune femme n'était pas idiot. Inexact. Au fond de moi, je désirais lui faire croire que j'avais arrêté. Absolument tout. Si j'étais clean, reviendrait-elle? Putain mec reprends toi, tu fais pitié. Tu serais prêt à tout laisser tomber pour une gonzesse?

Je désirais dire quelque chose de plus. D'agressif ou de neutre, je m'en foutais comme de ma première cuite. Ce qui ne m'empêcha pas de garder une poigne ferme sur la bouteille, montrant les dents à qui désirait la prendre. Faites pas chier, c'est pas l'unique bouteille de whisky dans le bar qu'je sache? Et une gorgée de plus, une. L'alcool brouillait quelque peu mes sens. La chaleur me montait au visage, marquant mes joues d'une légère teinte rosée. Les traits de ce dernier étaient toujours d'une neutralité déconcertante. J'avisais du coin de l'œil un homme arrivant vers Jordan. Mauvaise idée mec, fais demi-tour. Un conseil. Il alla malgré tout jusqu'à la jeune femme. Mon regard rencontra celui de l'impudent. Les flammes qui brûlaient mes pupilles durent le satisfaire, car il me lança un sourire hypocrite. Vous savez, cette sensation d'avoir attraper un gros morceau, cette impression que tout le monde vous jalouse? T'as tout faux, mon mignon. C'était juste un conseil d'ami mais oses la toucher, t'auras le retour. Ce qu'il fit en premier bien soin d'être face à ma vue. Face à moi. Pour que je ne rate rien du spectacle. Ce simple bras passé autour de ses épaules suffisait à réveiller en moi cette sourde haine. Je luttais. Les articulations de mes doigts tremblaient sur la bouteille. Il se pencha à son oreille, lui murmurant des mots qu'il ne put saisir. Ce fut le signal. Celui que j'attendais avec impatience. Sans un mot je me frayais un chemin jusqu'à lui et l'empoignais sans ménagement par le col de sa chemise. S'il m'avait sous-estimé, c'était à ses risques et périls. Le plaquant contre le mur, je le soulevais de quelques centimètres. Mon visage n'exprimait aucune colère. Rien ne laissait paraître aucune de mes émotions, quel quelle soit. « T'étais prévenu. » Quelques curieux se groupèrent autour de nous et quelques uns tentèrent de me faire lâcher prise. Mes muscles s'étaient figés et rien ne semblait les décider à se calmer. Seul le visage rouge tomate de mon rival me décida à le laisser tomber. Tomber est l'expression exacte, car je le lâchais soudainement. Il s'écroula à genoux tandis que je lui tournais le dos. Je croisais à nouveau le regard de Kennedy. Elle me connaissait. L'immense détresse possédant mon regard contrastait avec la rudesse de mon visage. Je ne lui avais rien demandé. Ne lui demandais rien. Et ne lui demanderais rien.